Texte de Léa Bismuth pour l'exposition "Point zéro" à la Galerie Chloé Salagado, Paris 2019
Au point de départ de cette exposition, il y a la rencontre de cinq jeune-femmes, en Italie. Cela commence comme un roman, le début d’une histoire d’amitié artistique. À l’invitation de Lulù Nuti ; Léa Dumayet, Katya Ev, Mara Fortunatović, et Joana Zimmermann se retrouvent, en 2017, sur les bords enchanteurs du Lac de Côme, pour l’inauguration de la Bikini Art Residency. Dès le départ, les discussions deviennent des étincelles pour les travaux de chacune. Mais, et c’est là l’originalité, il s’agit de la cristallisation d’une communauté sans contrainte, pour un collectif qui n’en serait pas vraiment un, mais plutôt la réunion, le trait d’union, de singularités existentielles qui se reconnaissent dans un contexte particulier d’émancipation horizontale, féminine aussi, ce n’est pas négligeable. Lulù Nuti insiste ainsi sur ce point : « après vingt années passées sous le joug de Berlusconi, qui a plombé la culture en confondant la star et l’artiste, le succès et la qualité de la réflexion, les nouvelles générations — désormais élargies au contexte européen — répondent en chorale ». Oui, il y va d’un chant à plusieurs voix, d’une résonance multiple. Précisons aussi : ces artistes ont toutes fait leurs études aux Beaux-Arts de Paris, par-delà leurs origines : alors que Léa est française, Katya est d’origine russe, Mara allie des racines croates et marocaines, Lulù est italienne et Joana brésilienne. On pourrait ainsi penser que Paris, de par sa vitalité artistique et ses réseaux en mouvement, serait encore un terreau pour des constructions de possibles artistiques, et cela rassure.
Alors, qu’en est-il de ce « point zéro » donnant son titre à cette exposition ? Lorsque j’ai rencontré les artistes collectivement, le 13 février 2019, chez Katya, j’ai été surprise de la fluidité de la circulation de leurs paroles à chacune, la discussion empruntant des chemins de traverse pour se retrouver en un point de concentration. Je crois que c’est de ce point-là dont il est question. Car, le point zéro est bien le point du commencement, de ce qui part pour prendre son élan, cet instant décisif où le cristal de la rencontre se forme. Le point zéro est aussi, me disent-elles en chœur : « le zéro absolu de la matière », « le point géographique où les chemins se croisent », « le point d’atterrissage d’une explosion ». Je pense quant à moi au point d’origine où les distances vont pouvoir être calculées ; et, bien entendu, au « degré zéro de l’écriture », cet espace laissé blanc, d’une page à écrire. Et, sur cette page blanche, la liberté est imaginable, c’est-à-dire toujours, la conjonction dialectique et le partage des gestes. Dès lors, les pratiques mobilisées ici, dans l’espace fraichement inauguré de la GALERIE CHLOE SALGADO (une autre jeune-femme) se rejoignent par leur dimension sculpturale, leur incarnation dans un espace, tout en acceptant une forme d’hétérogénéité nécessaire.
Pour entrer dans la galerie, il faut franchir un certain seuil : les visiteurs porteront leurs pas sur une œuvre de Joana Zimmermann : « dans le bas-relief du sol en béton lissé se trouve aujourd’hui le paillasson que je remplacerai par un haut de palette, dont les lattes dorées sont réalisées à l’aide de couverture de survie », explique l’artiste. Il s’agit ici d’une œuvre in situ, faisant écho au travail en conscience, politiquement actif, engagé notamment dans l’un des bidonvilles des Murs-à-Pêches, à Montreuil, avec le vaste projet du Lieu polysémique. Avec des matériaux de fortune, il s’agit de créer des espaces de vie possibles, des « Tiers-Paysages » comme peut les qualifier Gilles Clément, c’est-à-dire des territoires interstitiels de résistance. Une visite à Montreuil viendra créer un pont entre l’espace de la galerie et la banlieue parisienne. En poursuivant la visite, nous découvrons, non sans lien, l’œuvre de Katya Ev, faisant écho à une « performance infiltrée » qui s’est tenue pour la première fois au Musée Zadkine à Paris — (Le plus objet des objets), en janvier 2019 — pour laquelle, les performeurs, ayant remplacé les gardiens de musée, imposaient des règles de comportement aux visiteurs. « En partant des interdictions habituelles d’un musée, ils poussaient les consignes jusqu’à l’absurdité, augmentaient l’intensité des commentaires et la sensation physique de contrôle », précise l’artiste qui pointe ici la non nécessité des règles — ou leur puissante opacité — appliquées par des structures qui ne sont plus en mesure de les questionner. Héritière de la critique institutionnelle, le geste de performance est bien une manière de déjouer les dispositifs disciplinaires, et de remettre en cause les exercices de pouvoir.
Plus sculptural, Mara Fortunatović présente ici un tableau blanc se mesurant à l’espace dans lequel il apparait. Fidèle à son exploration de la spatialité blanche du tableau, nous sommes face à des carrés d’un mètre par un mètre explorant toutes les potentialités du point zéro de la peinture : le cadre, le passe-partout, la surface même de la peinture deviennent critiques, pas si immaculés qu’ils en ont l’air, puisque tout cela n’existerait pas sans une écoute attentive de la matière, sans de multiples étapes de couches et de ponçage. À la mesure du corps, selon une unité de mesure, bien physique, qui relie aussi toutes ces artistes. Non loin, Léa Dumayet joue aussi de la précarité et de la fragilité d’un équilibre savamment dosé par lequel une ligne en inox semble flotter de manière gracile dans l’espace. Il y va d’une légèreté, d’une apparente simplicité, d’un menu déplacement, fidèle aux tentatives minimales de « faire beaucoup avec pas grand chose », comme Léa le précise avec malice. Enfin, Lulù Nuti, engagée dans un rapport alchimiste à la sculpture, a décidé de travailler à partir d’un nid d’abeilles trouvé en Toscane, dans lequel quatre trous, sculptés par les abeilles, se sont confondus avec les orifices de son visage, en une sorte de masque mortuaire. Cette création de la nature deviendra sculpture en bronze, l’original disparaissant de manière irréversible au moment de la fonte « comme un geste de sauvegarde qui comporte des risques, une opération urgente ».
L’urgence et l’envie de faire, voilà ce qui relie aussi ces artistes en devenir.
Léa Bismuth