Article sur le blog de Mathieu Lelièvre
Au cours de mon entretien avec Léa Dumayet, je lui demande si elle a un livre de prédilection qui anime son travail. Elle me présente Le Jour et la nuit, cahiers de Georges Braque, 1917 – 1952, et en relève quelques passages pour moi. Parmi l’un d’eux, je tombe sur celui-ci : « Découvrir une chose, c’est la mettre à vif. »
Durant l’après-midi passée à son atelier, elle m’évoque entre autre un dessin gribouillé qu’elle qualifie de banal. Ce gribouillis, bien que banal, elle le répètera néanmoins des mois et des mois. A force de gribouiller, le dessin viendra de lui-même sur la feuille. Et parce qu’elle l’a appris par cœur, elle en connaîtra les moindres lignes, les angles, les arrêtes. Une véritable obsession, jusqu’au jour où cette chose banale deviendra une installation.
De là découle finalement le rapport global qu’entretient l’artiste avec les choses : quelle que soit sa classe – métallique, organique, minérale ou encore composite – le matériau pour devenir installation nécessite que l’on fasse attention à lui. Il faut donc commencer par le trouver, à le faire connaître. Quelque part, si nous qualifions le matériau de banal, c’est que nous ignorons – volontairement ou non – par quel côté l’apprécier. Découvrir une chose reviendrait alors à révéler comment l’apprécier. Révéler ce qu’il y a à chercher en elle, révéler ses propriétés visuelles et auditives. Pour cela, Léa Dumayet accroche, fixe, ajoute, attribue au matériau un éclat, une intensité pour rendre actives ses propriétés. Si les choses sont inertes, sans pensées, sans volonté, si les choses s’opposent aux êtres animés, nous devons dans ce cas leur donner une autonomie, une certaine façon d’agir pour nous faire réagir. Enfin, commence pour nous le véritable travail de perception : lorsque le matériau est placé dans une action, lorsqu’il est investi d’une aptitude particulière, lorsqu’il développe en nous une acuité. C’est cette acuité pour le matériau que je revisite avec l’artiste quelques heures à travers ses sculptures, installations, photographies et vidéos.
« L’émotion ne s’ajoute ni ne s’imite : elle est le germe, l’œuvre est éclosion. »
A l’origine, Léa Dumayet voulait simplement en exposer un seul. Un seul « super beau ». Finalement, elle en collectera plus de 1000. Finalement, c’est dans la répétition, en « vivant » en groupe, en grande quantité, que l’os de seiche trouvera son essor : hérissées, superposées les unes aux autres, chacune de ces choses de 23 cm de long dessine ensemble dans l’espace une ondulation. Eloge de l’écaille, avec ce qu’elle renvoie de tranchant et de poreux tout comme elle compose cette peau qui déambule à plusieurs niveaux, mais aussi éloge de la surface, où la mer bien qu’absente se fait sentir dans les tensions qui orientent ici et là cette structure. L’animal est mort, mais pourtant ses restes développent une animation. Certains iront même jusqu’à dire qu’ils sentent fort.
Faire avec la matière, ce qui paraît le plus évident de la matière. Comme par exemple avec une noix de coco et une barre de métal. L’une est lourde, l’autre est flexible. Lorsqu’elle empile l’une sur l’autre, il n’y a plus qu’à pousser légèrement l’ensemble pour qu’il se courbe. De cette courbe, elle en fera une vague de courbes. Chaque élément faisant parti de l’œuvre, chaque élément faisant vivre l’œuvre, est présenté. Il s’agit plus d’intervenir que de préparer. Il s’agit plus de rendre vivant, de rendre mouvant les matériaux que d’aller à leur encontre. Ne pas s’opposer aux choses, ne pas y faire obstacle, mais au contraire se jouer de leurs règles intrinsèques. Des règles que Léa Dumayet cherche à expliciter, comme un but à poursuivre nous permettant de capter son propos, son attitude.
« Sensation. Révélation. »
Léger et froissable. A passer à côté, il bouge. Et pour montrer ces propriétés du tissu miroir, Léa Dumayet le suspend entre deux points d’ancrage au plafond, et en déposant à ses pieds du verre brisé. Une fois en tension, d’un côté son flot s’interrompt et tombe à l’image d’une cascade lumineuse dont les plis descendent promptement avant de percuter le sol et s’éparpiller sur les côtés. En amont de la chute, entre les ancrages, le tissu se fait transparent, plus uni, il indique à la fois son repos comme un allongement. De l’autre côté, incliné, retourné, affaissé au mur, il tombe sans autre considération.
A parler de photographie, la matière se fait plus graphique, sans volume. Si la platitude de l’objet est de mise, c’est que le vide qui caractérise l’ensemble permet de viser la ligne. Que celle-ci apparaisse par empilement, au lointain ou la nuit, la ligne pour être visible demande à épurer la matière. Paradoxalement, c’est bien parce que la matière est présente que la ligne agit, mais pour autant ce n’est pas sur elle que s’accorde le point de vue. Ou plus précisément, c’est parce qu’il n’y a pas à chercher de point de vue, à chercher d’échelle, que la matière s’efface. Il y a bien là des forêts, des vagues, ou encore des tuiles, mais à mieux y regarder, il y a un tracé.
« C’est l’imprévisible qui créé l’événement. »
« C’est dangereux mais vous pouvez jouer avec. » Qu’il s’agisse de jeux de matières in situ sur un chantier volontaire en Islande avec un architecte, ou de la porte Entre qui invite à la pénétrer, il y a dans ces lignes et ces courbes qui se dessinent dans l’espace un tremblement. Que celui-ci soit visuel ou auditif, le spectateur perçoit bien qu’il y a là une fragilité en action. Combien de personnes sont passées à travers la porte ? La question est anodine a priori, mais en tenant compte de la structure des choses, le risque potentiel fait barrage. Ce risque, Léa Dumayet le prend bien en considération lorsqu’elle intitule son exposition à la galerie du CROUS « Faut que ça tienne ? » Toutes ses installations et sculptures ne semblent tenir qu’à un fil, quand ce ne sont pas les artisans qui la regardent de travers quand elle leur commande un projet. Comment tout cela tiendrait-il « droit » avec toutes ces courbes ? Peut-on s’autoriser à toucher une œuvre si elle risque de tomber ou se briser la seconde d’après ?
A la voir manipuler ses tiges métalliques, ses os de seiches ou encore ses plaques d’aluminium, à me les tendre dans son atelier pour me les présenter, bien sûr, tout cela doit tenir, comme être vu, touché, entendu. Quelque part, Léa Dumayet rend bien vivant ses matériaux, puisque nous hésitons à les approcher de trop près. A cette question hésitante s’ajoute aussi celle de la sécurité, quand par convention il est impossible à l’artiste de placer sa porte à l’entrée même d’une pièce, là où justement elle prendrait tout son sens, où elle aurait plus de chance d’être traversée. Sans doute est-ce là que le côté « à vif » du matériau est le plus palpable : quand il provoque en nous à la fois une avancée et un recul, une fascination comme mise en retrait pour se préserver de tout éventuel accident. Alors, il n’est pas anodin d’entendre l’artiste avoir envie de se jouer de l’esprit du feu, de sa sensualité, quand on sait qu’à sa manière, elle joue déjà avec des allumettes pour activer l’ultra-vivant.
Mathieu Lelièvre