Texte de Camille de Singly dans le livre QUE CE QUE - Édition de la résidence POLLEN - Monflanquin - 2017
Suspendu
Léa Dumayet arpente les plages de l’Atlantique et y collecte d’étranges objets, venus des eaux profondes. Des capsules d’œufs de raies, des os de seiche, qu’elle rapporte dans de grands sacs en plastique à son atelier montreuillois. En naissent des œuvres délicates : un nuage d’os de seiche légers comme les plumes d‘un cygne (Nuée) ; un piqué de capsules d’œufs de raie dessinant la silhouette d’une envolée d’étourneaux sur le mur (Jouer la fille de l’air). Libérés de leur fonction première, déplacés, multipliés, réagencés, os de seiche et capsules d’œufs de raie deviennent les motifs, les couleurs, les formes, les matières d’autres structures mimant le naturel. La vie et ses moteurs les ont désertés, pour d’autres artificiellement créés. Une sorte de réincarnation gracile et faussement naturelle naît de leur accrochage, qui les installe dans un nouvel équilibre, jouant du contraste entre ce qu’ils paraissent être et ce qu’ils sont. Car ces œuvres ont la douceur et la souplesse en trompe-l’œil, leur toucher est dur et coupant.
Lors de sa résidence à Pollen, Léa Dumayet a concentré ses recherches sur un matériau déjà transformé, le métal, qu’elle manipule depuis plusieurs années. Elle en a testé les propriétés de résistance et de déformation en le soumettant à divers types de tension, avec des poids, de l’air, des tiges, des câbles... La première œuvre de son exposition, visible de l’extérieur, en était d’ailleurs une démonstration magistrale. Au sol, une grande plaque d’acier galvanisé de trois mètres de long pliée en deux, retenue par une tige filetée de dix millimètres de diamètre et deux écrous. La tension était maximale, et l’on s’imaginait desserrer l’un des écrous pour voir la plaque se déployer d’un coup sec et reprendre sa forme initiale, plane, en claquant violemment sur le béton du sol. L’œuvre était pourtant née du mouvement inverse, celui de « rendre une plaque en 2D en 3D » : « c’est un geste que je fais tout le temps avec des feuilles de papier A4 – je passe du plat au volume », explique l’artiste. En transformant un menu geste de coin de table en volume massif et lourd, par un changement d’échelle et de matière, Léa Dumayet transmet aussi à sa sculpture la délicatesse d’une pliure de feuille et d’un accrochage d’épingle. Toute sa force y est contenue.
Le passage de cette première sculpture à la seconde, placée dans la deuxième salle de l’espace d’exposition de Pollen, était relayé par trois photographies accrochées comme des points de rebond du regard sur deux murs en angle. Sur la première, visible dès le sas intermédiaire entre les deux salles, les lignes souples d’une persienne, abstraites de leur cadre d’origine, mais placées « juste en face, comme si c’était une fenêtre » ; la photographie était « dans l’axe exact des yeux, et cela [donnait] une sensation de profondeur ». Sur les deux photographies suivantes, un rectangle de filet anti-grêle sous le ciel bleu, et des rondins de bois superposés. Extraits de leur contexte, ces fragments du réel ont pour point commun de s’intéresser aux lignes courbes du monde, aux vagues créées par le vent (les filets), la gravité (les persiennes), la croissance végétale (les rondins). Par leur dimension graphique, l’artiste cherche aussi à « casser » l’espace : « je montr[ais] les matières en tant que telles, le bois, le filet, comme si c’était aplati ». Pensées en lien direct avec les sculptures, elles sont « imaginées à trois », mais « espacées pour ne pas qu’elles se mangent ».
A Monflanquin, Léa Dumayet a aussi expérimenté de nouveaux matériaux, comme le liège et le zinc. Il y a une forme d’humour à transformer la collecte d’éléments locaux, l’un des champs privilégiés d’un travail de résidence artistique, en achat chez un « spécialiste de la distribution de produits métalliques » de proximité, le KDI d’Agen. Léa Dumayet y a acquis le seul format vendu pour le zinc, une fine plaque de deux mètres de long ; elle ne l’a pas recoupée, car elle se refuse à en altérer la forme, comme elle garde intacts les autres éléments qu’elle prélève dans la nature. Les matériaux fabriqués industriellement rejoignent ainsi le vaste champ des productions disponibles, au même titre que les éléments naturels : « je n’ai pas envie d’avoir des formes que je pré-imagine, je ne les recoupe pas - je les tords, je les tends, je les plie ». Suspendue à une poutre par un câble lui-même retenu par un parpaing, et pliée, la plaque de zinc devient Air. Elle se meut avec l’air, mais n’en a pas l’immatérialité ; elle est pliée comme une feuille de papier, sans en avoir la légèreté.
« Elle tournait doucement. On pouvait regarder à l’intérieur de la plaque, comme un tunnel. Elle était aussi très dangereuse : les pics de la plaque n’étaient pas limés, et le tout était à deux doigts des yeux, de la tête. »
La mise en danger du corps n’est réelle que pour l’artiste, dans le faire ; pour les autres, spectateurs volontaires, le danger reste virtuel. L’artiste prépare pendant des semaines l’équilibre de ses pièces, elle teste empiriquement les réglages, petit à petit, sans recours à des calculs physiques. La perfection de leur tension tient à cette minutieuse réparation. Le danger est là, mais comme un possible que l’on ne saisit pas. Il n’y a pas de cordon de sécurité, la force de la pièce serait perdue si cette forme d’appréhension mentale était empêchée.
La confrontation du corps à l’œuvre, essentielle dans la sculpture minimale (on pensera, notamment, aux œuvres de Robert Morris et Richard Serra), s’affranchit ici du rapport de mesure. L’œuvre n’est pas réellement à la mesure du corps, elle le dépasse. Pliée, l’œuvre a l’échelle d’un homme ; mais déployée, elle reprend celle de l’architecture. Cette entre-deux, et la tension induite, rappelle l’existence de forces qui nous dominent, la gravité de la terre, ce qui se meut sans nous, ce à quoi nous nous adaptons. Il y a, dans la tentative de Léa Dumayet de mettre à nue les forces de l’univers, de s’y confronter aussi, une dimension quasi démiurgique, qui s’incarne dans des œuvres à la fois puissantes et délicates. Ces deux dimensions sont présentes dans Au large, qui rejouait dans l’atelier de Pollen la force du vent sur l’eau. Un ventilateur activait une grande feuille de Mirolège de sept mètres de long sur deux mètres de hauteur : tendue par des poids, la feuille ondulait, vibrait, telle la surface miroitante de l’océan. Les jeux de lumière, aussi artificiels (ils étaient générés par de gros spots5), créaient avec le bruissement métallique une expérience de déplacement sensoriel. Depuis, Au large s’est replié en un rouleau stocké dans l’atelier ; il n’en demeure que des photographies, et des vidéos au statut documentaire. Un rouleau qui contient de multiples possibles, comme les autres matériaux conservés : « Dans mon atelier, tout est en kit, tout est rangé. Quand je montre une pièce, elle est différente à chaque fois. Je n’aime pas remonter les pièces de la même manière. »
Dans sa proposition pour Pollen, Léa Dumayet articulait une dernière œuvre, située dans le lavoir de Monflanquin. L’artiste y avait observé les araignées tisser leurs toiles, avec une soie dont les propriétés de résistance et de flexibilité fascinent les scientifiques. Après avoir tenté une première expérience à petite échelle, l’artiste y construisit une toile géante en fil de nylon. Un kilomètre de fil « tissé » au fur et à mesure, sans dessin préalable, pendant une heure et demie, en une sorte de performance filmée par l’artiste. Cette œuvre, quasiment invisible pour l’humain - qui n’a, de toutes façons, plus d’usage du lavoir - a été utilisée par les araignées comme un support ajouté pour la construction de leurs propres toiles. Quant aux oiseaux, que l’artiste craignait de piéger, ils ont saisi, eux aussi, combien dangereuse était cette elfe grandie dans les villes.
Camille de Singly / mars 2017