Pour la catalogue de l'exposition des diplômés félicités des Beaux-Arts de Paris
"Les Voyageurs"
Raphaël Brunel : Tes sculptures et installations témoignent d’une réelle attention portée aux matériaux. Pourrait-on dire que ton travail repose en premier lieu sur l’expérimentation de leurs différentes propriétés ?
Léa Dumayet : Le choix de la matière constitue la base de mon travail et va structurer la réalisation d’une pièce. Cela se fait de manière très instinctive. Avant même de l’avoir touchée, je la remarque de loin, comme un coup de foudre visuel qui me donne envie de l’expérimenter. Mes « trouvailles » de matières – tiges de métal, plaques d’aluminium, tissus plastiques effet miroir, etc. – ne deviennent pas immédiatement des sculptures. Je les observe et les manipule dans un premier temps afin de me rendre compte au mieux de leurs caractéristiques propres, notamment en termes de souplesse, transparence, réactions à la lumière, finesse, dessin, légèreté. Je suis particulièrement attentive à leurs poids et leurs forces. Je les suspends, les tords et les étire pour tester leur résistance. Ainsi peu à peu, elles me deviennent familières et je cherche alors à leur donner une forme qui se tienne dans l’espace.
RB : Sont-elles réalisées en fonction de l’espace dans lequel elles vont s’intégrer ?
LD : L’architecture du lieu où je vais exposer est primordiale dans mon processus de travail. Je m’en imprègne de la même manière que je « joue » avec mes matières. Selon la hauteur sous plafond, les ouvertures, la lumière, les angles, les dimensions des salles, mes sculptures et installations viennent s’y fondre. Ainsi, quand elles « vivent » dans et grâce à un lieu, celui-ci se voit également exister différemment. Par exemple, l’installation Dessin présentée lors de mon exposition de diplôme était constituée d’aimants accrochés aux poutres métalliques de l’atelier qui magnétisaient de très longues tiges de métal. Cette mise en tension fendait l’espace comme une forêt de lianes et venait souligner et mettre en valeur les singularités du lieu. Pour l’exposition Les Voyageurs, je joue sur les différences d’échelle entre la hauteur vertigineuse de la salle Melpomène et la salle à l’étage qui est à taille humaine.
RB : Il semble que la question du point de vue soit primordiale dans tes sculptures. Comment l’articules-tu à l’idée de voyage qui sous- tend cette exposition ?
LD : Le voyage est pour moi un déplacement physique autant que psychique. C’est en partant travailler en Islande en 2011 puis au Brésil en 2013 que j’ai vu les choses sous de nouveaux angles, et qu’ainsi ma pratique a évolue?. J’étais à l’affût de l’incongru, de ce qui me paraissait improbable. Depuis, quand je crée mes pièces, je pense toujours à cette idée de déplacement ; c’est le leitmotiv de mon travail. Je cherche à donner aux spectateurs les mêmes sensations que celles que j’éprouve lorsque je voyage, lorsqu’à l’étonnement succède un doute teinté de curiosité, puis la surprise. Dans l’exposition, le spectateur est confronté, en entrant dans la salle principale du Palais des Beaux-Arts, à un immense tissu-miroir suspendu dans l’espace. En montant au premier étage, on découvre le mystère de cette cascade et la manière, à la fois simple et déroutante, dont elle est accrochée. À peine plus loin, une sculpture : Entre, placée après une porte. C’est la continuation de ce lieu de passage. J’invite à la traverser. Les spectateurs expérimentent ainsi un parcours autour et dans mes œuvres. Cette question de la déambulation est un enjeu important dans ma démarche, comme un défi.
RB : Recherches-tu à faire émerger ou susciter une forme de sensualité par cette proximité que le corps peut entretenir avec la sculpture ?
LD : La sensualité est inhérente à mon travail. Au même rythme que les étapes de déambulation, la matière, par sa fragilité et le défi de son équilibre, attire le spectateur. D’abord elle éveille son regard puis l’amène à se rapprocher, si près qu’il peut la toucher, même la caresser. Son contact donne du sens à la sculpture. Cette expérience corporelle me paraît essentielle car elle lui permet de prendre pleinement conscience du « caractère » des matières que j’utilise.
RB : En les faisant reposer sur des principes de fragilité ou d’équilibre, cherches-tu à accentuer ce rapport, ainsi qu’à revendiquer une forme de fugacité de l’art ?
LD : Mes pièces donnent l’impression qu’elles vont tomber, et ça donne presque le vertige. On sent la fragilité et pourtant on sait que « ça tient ». Je joue avec ce paradoxe, entre vulnérabilité et stabilité, pour appuyer mon intention de déstabiliser le spectateur. Aussi, je ne veux pas que mon travail soit durable et sédentaire, mais transitoire, voyageur. Il se meut, toujours en évolution. Après cette exposition, mes matières prendront d’autres formes, ailleurs. Elles sont modulables, en mouvement. Mes sculptures se vivent dans la fulgurance de l’instant, entre deux temps. Comme une Inframince duchampienne !?